JEROME BOUTTERIN

JEROME BOUTTERIN
Musique de la sensation

Derrière toutes les explications savantes qu'on pourra fournir au fait d'aimer une peinture, demeure parfois une sensation qui ne passe jamais par la moulinette du langage. C'est peine perdue d'essayer d'étaler les mots devant soi et de les ordonner pour en faire un discours plus ou moins logique, ou plus ou moins teinté de poésie et d'inspiration.
On espère toujours en effet que le vocabulaire et la syntaxe puissent se livrer, s'abandonner, dans un équivalent de ce qui se passe sur la toile, mais face à cette peinture qui nous attrape, la parole hésite et se contorsionne là où la peinture au contraire s'offre soudainement.

Lors de ma dernière visite dans l'atelier de Jérôme Boutterin, j'ai vécu à nouveau cette promenade de la langue qui s'efforce de décrire les coulures, les jus, les effets de brosse, la charge du pigment ou sa liquide dissolution en vagues, flaques, en nappes, rebonds et retours, reprises, recouvrements, je vous fais grâce de la longue liste d'équivalents possibles, qui peuvent faire surface dans le vocabulaire. Car il y a dans les oeuvres de Jérôme Boutterin cette profusion qu'on pourrait qualifier de "vitaliste", qui, si elle n'est plus vraiment d'actualité dans la science, reste opérante pour parler de ses peintures. Ce sentiment que quelque chose les anime vraiment vient du geste qu'on retrouve quasi systématiquement présent dans ses oeuvres. Pas celui du corps "existentialiste" qui serait engagé tout entier dans la toile, mais ce mouvement nerveux, qui engage la seule motricité de l'avant bras et qui sert tout autant à saluer, qu'à faire un bras d'honneur.
Ce geste, Jérôme Boutterin s'en méfie, tant il peut devenir une mimique, une sorte de signature qui vaut "certificat d'authenticité" de l'empreinte de l'Artiste glorifié par l'histoire de l'art.
Dans ces toiles, il s'agit d'un geste, disons "décomplexé", à défaut de trouver un meilleur terme, et qui trouve sa source première un peu partout : dans la bande-dessinée, dans la grande peinture, dans la cuisine, la rue, et peut-être plus simplement je crois, dans la vie.
On le retrouve chez lui à bonne échelle, teinté d'un certain humour et d'une essence de légèreté, notamment dans des formes un peu plus amples qui semblent "conclure" plusieurs de ses oeuvres, et qui prennent une apparence "courgetoïde" ou "auberginoïde".

En réalité, le mot "conclure" que j'emploie ici est un peu prétentieux : pour l'utiliser, il faudrait pouvoir déterminer avec un peu d'assurance l'ordre dans lequel Jérôme Boutterin construit ses toiles, et c'est à peu près impossible. C'est pourtant un exercice de déconstruction auquel on se prête rapidement devant son travail ; on prend, presque malgré nous, une machine à remonter le temps pour débusquer l'origine chronologique de tel staccato de brosse, de telle syncope de petits jus juxtaposés, ou de ce nuage en appoggiature. Le chef d'orchestre était à la manoeuvre, il vient chercher en nous les mélomanes avisés du regard... On regarde donc, on ausculte, on refait le chemin de toute cette composition qui se livre à la fois d'un coup - l'unicité de la couleur y contribue pour beaucoup- et qui ensuite se fragmente et se ramifie sous notre enquête. C'est un peu comme un feu d'artifice dont on verrait simultanément l'explosion et toutes les cascades animées, mais sans aucun déballage virtuose : en effet, il ne cherche, ni à démontrer quoi que ce soit, ni à mystifier quiconque.

Tout cela, semble-t-il, au travers d'une fenêtre. Les tableaux de Jérôme Boutterin dépassent assez rarement la taille humaine, et s'établissent le plus souvent entre le corps et l'esprit, c'est-à-dire entre l'environnement et l'image. A la taille d'une belle carte de géographie, comme pour ne pas cacher que l'artiste en connaît un rayon en matière de paysagisme, puisqu'il a enseigné cette discipline durant plusieurs années. Y a-t-il vraiment un rapport ? Certainement.
La géographie voit les choses d'en haut, et le paysage nous les ramène de face. C'était peut-être l'inverse avant le XXIeme siècle, mais depuis qu'on connaît beaucoup plus le bout du monde sous l'oeil de Google Earth, que le petit palier de notre voisin, c'est clairement la représentation supposée "objective" de notre univers qui a surclassé la connaissance pourtant intime que nous devrions en avoir. Mais peu importe, Jérôme Boutterin commence donc lui aussi souvent à plat, d'en haut si on veut, mais il discute, dans un second temps, avec la toile en face-à-face mais avec une nécessaire - et néanmoins contenue - implication physique : la main, le cerveau, la poitrine. Il ferme des frontières ici ou là, ouvre des passages, sature des zones. On imagine que parfois, la toile progresse très vite. Tient-elle ? Et par rapport aux autres? A-t-elle quelque chose à dire ? Ca se joue à un fil, un coup en moins, en plus. Ils en discutent entre eux à vrai dire, et c'est à cet endroit que les modestes commentateurs que nous sommes ne pouvons aller : dans ce dialogue actualisé entre l'histoire de la peinture et celle du peintre.
C'est un peu le baiser de la mort, où tout le Passé avec une majuscule vient d'un coup vous assaillir, dans moins de deux mètres carrés de toile, où toutes les grandes figures, les grandes oeuvres, défilent, où l'on imagine, non sans humour, le poids des responsabilités qui pèsent d'un coup sur les épaules du peintre... Faut-il rajouter cette oeuvre à la déjà trop grande histoire de l'art...
Ca peut aussi se décider plus tard. Jérôme Boutterin confie qu'il a plusieurs fois jeté des oeuvres, un geste qui est loin d'être évident pour un créateur... Il faudrait en effet se méfier des artistes qui gardent absolument tout, car la surpopulation des oeuvres au sein des ateliers engendrent des maladies narcissiques. Boutterin au contraire se tient à cette distance bien agréable pour son visiteur : il ne se répand jamais en égo et reste dans une grande ouverture analytique face à son travail. Et parfois donc, au gré d'un changement dans l'atelier, un petit ménage intellectuel s'impose, pour que les tableaux ainsi trépassés viennent nourrir le terreau de ce qui est à venir.
Sous cet angle, les toiles que nous voyons sont un peu comme des survivantes : il faut les garder à l'esprit, pour apprécier cette oeuvre qui n'a besoin d'aucune notice.

Gaël Charbau.